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4 février 2006 6 04 /02 /février /2006 00:00

Rwanda : Le chemin des gacaca

 

Comment faire justice après un génocide où le nombre des bourreaux se compte en centaines de milliers de personnes et où celui des victimes atteint presque le million ? Pour éviter l’impunité comme la vengeance irraisonnée, le Rwanda a choisi la voie de la gacaca, tribunal populaire où toute la population est conviée.

 

 

       « Comment voulez-vous qu’il y ait réconciliation sans justice ? » s’exclame M.Emmanuel, président du cercle de solidarité des Rwandais de France. Selon lui, les gacaca ne peuvent pas rendre la justice en toute indépendance, « les juges [étant] téléguidés par le gouvernement ». Ces accusations à l’égard des tribunaux populaires chargés depuis 2001 de juger tous les Rwandais impliqués dans le génocide de 1994, sauf les planificateurs et les coupables des pires exactions, ne sont pas rares au sein de la communauté rwandaise exilée en France. La désillusion semble à l’ordre du jour.

       Pourtant, en mettant en place près de 11 000 assemblées gacaca, le pouvoir rwandais s’est engagé dans un processus inédit. De l’Arménie à la Bosnie-Herzégovine en passant par le Cambodge, pas un seul des génocides du XXe siècle  n’a conduit au jugement de la totalité des génocidaires. Devant l’ampleur de la tragédie qui a touché le Rwanda et l’imbrication perdurante des rescapés et des génocidaires dans les campagnes, le gouvernement rwandais a pour sa part choisi de remettre à l’ordre du jour le système traditionnel de justice villageoise, la gacaca (littéralement, « tribunal sur gazon »).

 

Bourreaux et victimes au coude à coude

 

       Ces tribunaux populaires traditionnels se tiennent sur les lieux mêmes des exactions de 1994. Bourreaux et rescapés s’installent côte à côte sur les bancs installés dans les champs, en l’absence de toute force de l’ordre. Les habitants des collines sont censés être en même temps « témoins, juges et parties » dans les procès et les relations de voisinage sont supposées rendre difficile le mensonge, alors que la mémoire de chacun est encore à vif. Les juges des gacaca, hommes et femmes, ont été élus par leur communauté pour leur intégrité morale. Chaque assemblée s’ouvre par une minute de silence en hommage « à nos frères, sœurs et parents victimes du génocide » Tous les éléments semblent donc réunis pour que la gacaca accouche d’une catharsis collective en même temps que du jugement des coupables.

      Les accusés convoqués devant les tribunaux populaires ont parfois été remis en liberté conditionnelle spécialement pour pouvoir prendre part aux gacaca. Celles-ci ne sont pas habilitées à les condamner à mort, mais seulement à de nouvelles peines de prison. Les gacaca permettent également aux communautés villageoises de faire le point sur les exactions que chacun a commises ou subies, d’établir un dialogue dans une enceinte institutionnalisée. Elles s’inscrivent dans la politique de « réconciliation nationale » menée par le régime autoritaire du président Kagame.  Dans le cadre de cette politique volontariste, les mots « hutu » et « tutsi » sont devenus quasi tabous, mais il faut bien les prononcer lors des gacaca. Pas pour faire renaître haine et discrimination, mais au contraire pour montrer l’absurdité d’un génocide commis par des voisins contre leurs voisins.

 

 

Désillusion

 

       Pourtant, aujourd’hui, de nombreux Rwandais, et notamment des membres d’ONG, dénoncent une dégénérescence des gacaca, une perversion du système. Pour M.Emmanuel,  « il y a eu détournement des gacaca, alors que la population était prête à parler. Le gouvernement s’est emparé d’un processus qui venait de la société civile ». Ce sont au départ des ONG qui ont cherché à promouvoir le système des gacaca mais elles accusent aujourd’hui le pouvoir de faire pression sur les juges et d’empêcher toute expression libre lors des audiences. Les témoignages à décharge des Hutus accusés seraient quasi-impossibles tandis que des rescapés refuseraient de témoigner par peur des représailles. Les juges, quant à eux, seraient souvent démis de leurs fonctions pour avoir essayé d’avoir une vision objective des faits. Des dénonciations mèneraient également à des mises en détention arbitraires.

 

 

 

     Par ailleurs, les gacaca ne concernent que les exactions commises en 1994, alors que des crimes ont eu lieu avant la date officielle du début du génocide. Mais ces crimes sont à imputer au  Front Patriotique Rwandais, parti tutsi[1], et non pas à la majorité hutu du pays, comme le génocide.  Dès lors, il devient délicat de juger les coupables, membres d’une ethnie saignée à blanc quelques mois plus tard, et surtout un FPR maintenant au pouvoir avec le président Paul Kagame, fondateur du parti. Mais la justice laissée en friche autour de ces crimes-là constitue un ferment de ressentiment entre communautés et donc  une menace pour l’avenir.                                               Dernière crainte des ONG, et pas des moindres, à l’égard des gacaca, celle que la justice devienne expéditive à l’approche de 2007, date que le gouvernement de Kigali s’est fixé comme date butoir aux procès. 2007 approche à grands pas et il reste encore des milliers de personnes à juger.

 

     A événement extraordinaire, justice extraordinaire. Dans le cas du Rwanda, à cet impératif s’ajoutait celui de ne pas se contenter d’une justice classique à l’européenne. Avec les gacaca, le pays a donc trouvé une voie propre et qui semblait à même de participer à la mise en place d’une mémoire collective du génocide. Mais si les gacaca donnent aux Rwandais la sensation de ne pas respecter les principes du droit, et notamment ceux de non-discrimination des accusés sur critères ethniques et de non-intervention du pouvoir exécutif dans les procès, ces assemblées auront manqué leur cible. A l’heure actuelle, de nombreux Rwandais attendent encore que justice soit rendue.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le génocide au Rwanda : mémorandum 

 

 

Ø      En 1963 déjà, un « mini génocide » fait environ 10 000 victimes tutsies et entraîne une vague d’exil d’environ 50 000 personnes.

Ø      Près d’un million de Rwandais, Tutsis et Hutus modérés,  sont tués en 1994, entre le 6 avril et le 4 juillet.

Ø      Environ trois millions de personnes sont contraintes à l’exil (beaucoup d’entre elles au Burundi ou au Kenya)

Ø      Près de 130 000 personnes sont emprisonnées après le génocide, alors que le nombre de Hutus  impliqués dans le génocide est estimé à 760 000.

 

 

Ø      Mars 2001 : adoption de la loi sur les juridictions gacaca

 

 

Ø      Les accusés sont répartis en quatre catégories selon la gravité des  actes commis (planification du génocide, meurtre, torture, viol, atteinte à la personne sans intension de tuer, atteinte aux biens de la personne…)

Ø      Les planificateurs du génocide sont jugés par le tribunal pénal international pour le Rwanda installé à Arusha (Tanzanie), les autres accusés de la première catégorie par des tribunaux ordinaires.

Ø      Pour tous les autres cas, mise en place d’environ 11.000 juridictions gacaca, chacune constituée de 19 juges élus en octobre 2001

 

 

Ø      Objectif (ambitieux) du gouvernement rwandais : avoir terminé tous les jugements en 2007.



[1]    LE FPR a été créé en Ouganda par des exilés tutsi des première et deuxième républiques du Rwanda et quelques hutu. Il occupe le pouvoir au Rwanda depuis le 19 juillet 1994, dans une coalition avec d'autres partis.

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